Interview de ROBERT CASTEL, le 18 juillet 2012

Robert Castel est directeur d’études à l’EHESS. Son livre, Les Métamorphoses de la question sociale (Fayard, 1995), l’a imposé comme l’une des figures incontournables de la sociologie française.

Il vient de diriger avec Claude Martin : Changements et pensées du changement (La Découverte, 2012).

Comment penser le changement aujourd’hui ? Que peut devenir la critique sociale ?

On ne peut conserver la même posture que dans les années 60-70. Il faut tenir compte du changement et en particulier de la mise en mobilité de la société. Les grands collectifs de travail ont été cassés, les travailleurs mis en concurrence notamment avec le chômage. Aussi faut-il repenser le changement aujourd’hui, du moins si on ne s’incline pas devant l’ordre des choses. Car la société aujourd’hui est au moins aussi critiquable qu’hier. Il est toujours légitime de critiquer cet ordre du monde, mais avec des catégories différentes. C’est le défi face à la nouvelle situation de mobilité : il faut y rattacher de nouvelles protections. Comment à ces situations de mobilité/flexibilité attacher de nouvelles garanties, de nouvelles protections, alors qu’aujourd’hui le travailleur déclaré « inemployable », est invalidé ?

La sécurité sociale professionnelle, ou la sécurisation des parcours professionnels tentent des réponses à cette question. Mais le rapport de forces n’est pas favorable.

Les politiques d’austérité à l’œuvre aujourd’hui à la faveur de la crise ont comme but avoué le démantèlement de l’Etat social. Comment penser un Etat rénové et démocratisé, en capacité de remplir une nouvelle fonction intégratrice ? Quelle place pour la décentralisation dans un tel processus ?

C’est une grande question, et on retrouve les mêmes difficultés que celles rencontrées pour formuler le changement.

L’Etat, c’est le collectif des collectifs. C’est lui qui dans la société salariale déployait des systèmes de droits pour domestiquer le marché, qui lui imposait des limites et des régulations.

Il faut redéployer ces interventions de l’Etat au plus près des mobilités actuelles. En France, l’Etat est très centralisé ; il a l’habitude de l.gif’ />
Il ne faut pas oublier que l’Etat social s’est mis en place dans le cadre des Etats-Nations, qui ont alors une grande autonomie. Avec la mondialisation, l’Etat n’est plus le point géographique où peuvent se contrôler les flux des échanges et les flux marchands. C’est une difficulté supplémentaire pour penser le changement. Les nouvelles régulations devraient avoir un aspect transnational, trans-Etatique. Cela devrait se faire dans le cadre d’un Europe sociale, qui malheureusement aujourd’hui n’est pas très avancée. Il existe une grande tension, car l’Etat-Nation n’est plus l’unité de décision nécessaire pour contrôler, mais le problème est qu’il n’a pas été remplacé. Il faut constater que c’est toujours dans ce cadre que se prennent les décisions économiques et sociales.

Qu’entend-on par décentralisation ? L’Etat s’est trop souvent défaussé de ses propres responsabilités, et on ne peut pas dire que la décentralisation soit une panacée. En même temps, il ne fait pas de doute que, en France, le poids du centralisme est fort. Or, la société actuelle est caractérisée par la mobilité des acteurs au niveau local. La question qui se pose est de faire descendre l’autorité de l’Etat à un niveau plus concret, notamment pour assurer la mobilisation des acteurs locaux. La question de la territorialisation de l’action publique est essentielle car il faut mobiliser les différents partenaires au niveau local. La décentralisation peut être positive, à condition de ne pas abandonner la référence à l’Etat. Le processus doit être contrôlé par l’Etat : il doit veiller au caractère général, universel du processus. Car un droit, dans son application locale ou territoriale, ne doit jamais perdre son caractère universel. Si décentralisation il y a, l’Etat doit demeurer le garant de l’intérêt général, sous la diversité des procédures qui ont une implantation locale.

Vous vous définissez parfois comme un « réformiste radical ». Pouvez vous préciser ce que vous entendez par là ?

Personne ne pense plus vraiment que la révolution va arriver… On est en régime capitaliste pour longtemps. Dès lors, qu’est ce qu’on fait ? On déclare que c’est le nouvel ordre du monde et qu’il n’y a rien à changer ? Ou bien on n’accepte pas les injustices, le fait que des sociétés riches et développées produisent encore de la misère sociale ? Le monde actuel est critiquable. « Réformiste radical », c’est l’idée de garder au mot « réforme » un sens fort : il faut des lois, des régulations, des barrières à l’hégémonie du marché, accompagnées de politiques sociales énergiques. Défendre un réformisme radical, c’est une position politique la plus forte aujourd’hui dans une orientation de gauche.

En quoi un concept comme celui de « propriété sociale » peut-il permettre d’avancer dans la voie d’un changement progressiste ?

Traditionnellement, ce qui donnait la protection, c’était la propriété privée. Les non-propriétaires n’avaient aucune garantie ni aucune protection, jusqu’à ce qu’ils deviennent propriétaires de droits : le salarié protégé a droit à la retraite, à la protection sociale… Construite socialement, la propriété sociale est un équivalent de la propriété privée. Elle protège contre les aléas de l’existence qu’il s’agisse de la maladie ou d’accident ; elle assure l’indépendance économique et sociale. Cette propriété sociale a été construite à partir du travail du salarié, d’où l’expression de « salaire indirect ». Il faut y ajouter aussi le développement des services publics par lesquels l’Etat met à la disposition de tous des biens essentiels qui ne peuvent obéir à une logique de marché, comme l’éducation par exemple. Ce n’est pas la révolution, mais il s’agit d’une transformation fondamentale de la condition salariale.

La propriété sociale doit être défendue aujourd’hui, non pas une répétition du même dispositif, mais sous forme de son redéploiement.

En guise de conclusion ?

Le monde change profondément, il faut modifier la pensée. Non pas pour retourner sa veste, mais pour ajuster la critique à la conjoncture actuelle.