La démocratie représentative, telle qu’elle s’est historiquement construite depuis le XVIIIe siècle est aujourd’hui en crise. Elle l’est dans le domaine politique, mais aussi dans le monde social et syndical. Les idées alternatives fleurissent : il s’agit de la « gouvernance » sur le mode de la gestion entrepreneuriale pour les uns ; du rôle de la société civile ; ou encore de la démocratie participative pour d’autres. La question de la démocratie directe, pourtant essentielle, est plus rarement évoquée.
Il nous a semblé important de tenter de clarifier les concepts : c’est ce que nous avons demandé à Bruno Bernardi.
Participer… mais à quoi ? A propos de la démocratie participative
Bruno Bernardi est agrégé de philosophie, docteur en philosophie, habilité à la direction de recherche. Il a été professeur en Première supérieure au Lycée Thiers de Marseille.Il est Directeur de programme au Collège International de Philosophie. UMR 5037 du CNRS, coordinateur du Groupe J-J Rousseau.
Pour perdre une idée, diluez-la. L’inflation des termes démocratie participative vérifie la règle. On en vient à qualifier ainsi la bonne vieille réunion de préau, l’enquête de satisfaction sur le nettoyage urbain, l’appel au bénévolat pour organiser une fête de quartier… Les instituts de sondage même se présentent en organes de la démocratie participative. Mais que la mauvaise monnaie chasse la bonne ne justifie pas de les confondre. Quelques distinctions simples aideront à clarifier les enjeux.
La démocratie : une idée simple et compliquée
La démocratie, c’est le pouvoir du peuple. C’est l’image, aussi fallacieuse qu’éclairante, de l’assemblée des citoyens d’une cité antique votant des lois, décidant de la guerre et de la paix, attribuant les charges publiques, demandant des comptes à ceux qui les ont exercées… Ce mythe reste aujourd’hui attaché au vocable de démocratie directe. Mais l’idée démocratique s’est reconstituée dans la modernité (à partir de la fin du XVIIIe siècle) sous deux paradigmes liés. Le premier, le suffrage universel, a mis longtemps à s’affirmer. La citoyenneté, dans les démocraties de l’antiquité, reposait sur une triple exclusion : des esclaves, des femmes, des étrangers. Parce que les droits de l’homme fondent ceux des citoyens les deux premières ont été levées. Parce que la démocratie moderne s’est développée dans le cadre des États-Nations, la dernière subsiste. Le second paradigme est celui de la représentation. Le pouvoir du peuple, posé en principe, ne s’exerce pas directement mais par la médiation de ceux qu’il a choisis (élus) pour le représenter. Le peuple élit ses représentants, ceux-ci décident en son nom. C’est la démocratie représentative.
Ce modèle, le nôtre, a des implications fortes. Pour faire des hommes des citoyens il fait abstraction de leur existence sociale (abstraction dénoncée par des contre révolutionnaires comme Bonald et des révolutionnaires comme Marx). En plaçant la décision entre les mains des représentants, il réduit la participation des citoyens au choix périodique des représentants sur le mode de la préférence (objet de la critique de Rousseau). Mais la représentation a aussi pour effet de séparer l’opinion exprimée par le vote et la délibération argumentée qui a lieu entre les seuls représentants (parlementarisme). Les citoyens ont des affects, leurs représentants des raisons.
À dire vrai, ce modèle n’a jamais fonctionné de façon pure. À côté des institutions représentatives, tout un ensemble de dispositifs sociaux et politiques a constitué ce que Pierre Rosanvallon appelle contre démocratie : organismes de représentation des forces économiques et sociales (patrons, syndicats), formes d’action politique directe des citoyens (pétitions, manifestations), instances de formation de l’opinion publique (presse, clubs et surtout partis politiques). Parce que ces formes de contre démocratie sont elles-mêmes en crise, la démocratie représentative, réduite à ses propres moyens, s’avère profondément incapable de donner vie à une véritable démocratie. Le pouvoir du peuple devient une fiction, impuissante même à en produire les effets symboliques.
La démocratie participe : une idée ambiguë
Ces observations expliquent la profonde ambivalence qui marque le succès, apparemment consensuel, de l’idée de démocratie représentative participative je suppose. Sous le même vocable les uns désignent une conception de la démocratie alternative opposée à la démocratie représentative, qui devrait en prendre la relève, les autres un ensemble de procédures destinées à conforter les instances représentatives en crédibilisant leurs décisions. C’est sous ce second modèle que l’on voit se multiplier les forums et panels de citoyens organisés par l’État lui-même ou les pouvoirs locaux. Organisés par les élus, ces procédures ont à leurs yeux un double mérite : de mieux connaître les attentes des citoyens, et d’accroître leur adhésion aux décisions prises. La notion de consultation le reflète bien : le consultant, non le consulté, est celui qui décide. On observe alors cet effet paradoxal : les citoyens consultés se retrouvent à l’égard de leurs représentants dans la situation des conseillers du prince… On ne saurait sous estimer ce que de telles procédures apportent à de meilleures prises de décisions ; mais on ne peut pas plus ignorer les effets pervers qu’elles peuvent induire. D’abord d’être vécues comme un leurre : on nous demande notre avis mais c’est pour la montre. Ensuite et surtout un profond déficit démocratique : c’est l’horizon de la décision qui distingue la consultation de la délibération, soit le passage de l’expression d’une opinion particulière à la formation d’une décision commune. Mais cette dernière remarque doit mettre en garde contre l’illusion corolaire qui consisterait à promouvoir, sous le nom de démocratie participative le fantasme de la démocratie directe. La démocratie ce n’est pas le fait seulement que le peuple décide (à ce compte, les démagogies, le populisme seraient démocratiques) ; c’est le processus d’une délibération collective qui fait la décision démocratique.
La participation à une délibération dont l’horizon n’est pas celui de la décision ne produit aucun effet démocratique, la participation à une décision qui ne serait pas inscrite dans un processus délibératif non plus. Est démocratique ce qui inscrit les citoyens dans un processus décisionnel collectif et délibératif. En ce sens la participation démocratique n’est ni l’adjuvant ni l’alternative de la représentation ; mais le processus représentatif doit être compris comme une des modalités sous lesquelles le pouvoir de la société s’exerce. La démocratie directe et la démocratie représentative sont des modalités de la démocratie si elles sont au service de la délibération collective et au contraire en sont la négation si elles effacent la délibération (premier cas) ou son sujet (second cas).
Le site de philosophie politique de Bruno Bernardi : Politeia
Pour poursuivre la réflexion, quelques publications de Bruno Bernardi :
Sur le site de la Vie des idées :
• Décider en politique
• Octobre 2008 : le retour de l’État ? Perspectives politiques sur la crise financière
• La République : une idée morale ?
Ou encore « Etat, marché et société civile (2010)«